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Bref 2 : esquisse d'une thérapie collective

Abderrahmane El Kadiri

10 mars 2025

Bref 2

Canal+ a réussi à créer une esthétique et un univers léché rappelant à beaucoup les heures de gloire de la publicité. Un cinéma d’élite avec ses codes et ses subtilités a accompagné la solidification de cette chaîne qui s’est implantée dans les esprits selon le mode d’emploi universel des grandes marques : permettre à son consommateur d’émettre un signal. S’abonner à Canal+, regarder Canal+, croire en Canal+, c’est un message qu’on porte à son entourage, un signal d’opulence teinté de légèreté et de délicatesse. Notre groupe télévisuel élitiste, arrogant, aux prestations volontairement coûteuses et à la comptabilité généralement rentable, a réussi à s’établir dans le paysage télévisuel hexagonal comme l’équivalent d’HBO. Engrenages, Braquo, Mafiosa, Versailles, Hippocrate, Le Bureau des légendes ou encore Baron Noir ont été les grandes épopées du petit écran français. Elles ont toutes donné envie d’être français et de vivre en France, nourri les fantasmes d’appartenance à certains univers, stylisé l’histoire de ce pays et contribué à cette fraîcheur que le monde entier lui envie. Canal+ a été la rosée de l’audiovisuel français.


Bref a eu une place singulière dans cet univers. Écrite selon une forme de narration nouvelle, elle facilite au spectateur la compréhension exacte des faits représentés : c’est une série pour handicapés sociaux incapables de comprendre ce qui n’est pas expressément dit. Le monologue intérieur permanent s’alterne selon une alchimie parfaite avec les phases d’action : Bref donnait l’impression décalée d’un personnage principal comprenant tous les enjeux de ses péripéties tout en subissant sa vie. Bref a décrit à la perfection un adulescent déclassé des années Facebook et Pornhub, contemplant avec apathie la misère de sa vie, enchaînant les relations vouées à l’échec ou sans lendemain malgré ses failles, sa banalité, sa calvitie et sa bedaine, décrivant ainsi à la perfection l’hypogamie des femmes des grandes villes d’Occident. Bref 1 avait séduit par son format très rapide, fait d’épisodes de deux minutes, mais aussi par sa légère satire sociale représentant avec acuité la médiocrité et la mesquinerie d’un trentenaire nonchalant et banal dans toutes ses micro-interactions. La série rassurait ; la misère d’une vie s’avouait, se normalisait, et n’était pas sans charme : le jeune adulte moyen avait d’un coup moins honte de ne pas prendre sa vie en main, de se masturber compulsivement, d’être un ami intéressé, d’enchaîner les emplois du bas de l’échelle de l’économie secrétariale et de jouer aux jeux vidéo des heures durant. Il y a dix ans, la banalité n’était pas damnée. Tout a beaucoup changé.


Dix ans plus tard, on ne compte plus ses amis mais ses followers, les médias ont pour obsession la financiarisation de la population, une guerre symétrique aussi meurtrière que le premier conflit mondial fait rage, l’humanité a subi une quarantaine pendant un an et demi, le prix des courses a triplé, on se rend enfin compte que les jeunes ne font pas l’amour, l’anxiété se porte de façon alternative sur le déclassement, l’obsolescence face à la machine, les guerres ou les angoisses climatiques. Ce qui était normal et vu d’un bon œil il y a dix ans est aujourd’hui angoissant. C’est dans ce contexte d’accélération historique sans précédent que Bref 2 prend d’assaut les jeunes, comme ceux qui ont été jeunes il y a dix ans, au moment du premier opus.


Bref 2 a acquis une dimension différente en s’arrachant une place toute autre dans le panthéon des séries. Si la forme a changé, de quatre-vingt-deux épisodes de deux minutes à six épisodes d’un peu plus d’une demi-heure, c’est surtout la gravité nouvelle qui singularise Bref 2. On n’y trouve plus telle quelle la légèreté de Bref 1, péché mignon d’une jeunesse confessant espièglement [ses habitudes médiocres, sa mesquinerie, son manque de hauteur, ses incohérences risibles, ses failles psychologiques, son apathie àses petitesses]. La seconde saison a pris une épaisseur spirituelle, engendrant des crises mentales et morales à répétition chez les spectateurs. Au-delà d’un produit culturel sociologique c’est un conte initiatique, une parabole porteuse de préceptes, l’histoire d’une thérapie par l’action qui devient un manuel de développement personnel. L’adulescent régressif occidental, celui là-même qui s’est accordé des périodes d’abrutissement par répit de la vie scolaire et des loisirs intellectuels avant de sombrer dans une spirale nihiliste où la consommation et la régression s’entretiennent mutuellement, a maintenant quarante ans. Ce n’est pas un hasard si dans Bref 1 et Bref 2apparaissent des figures centrales de la galaxie de la régression et du divertissement français comme McFly et Carlito ou encore Mister V. Bref 2 a migré vers Disney+ comme son produit culturel cousin, Quotidien est passé de Canal+ à TMC. Comment une série basée sur la régression a-t-elle pu proposer une guérison spirituelle en plus d’un divertissement haletant ? Sur quelle corde sensible est-ce que Bref 2 a tiré pour susciter une telle viralité épidermique ?


Dans son plus grand livre, relativement ignoré, Sartre nous a appris que l’ego naissait quand une personne réussissait à se percevoir comme un objet extérieur sans cesse construit, généralement à la suite du regard de l’autre entraînant un conflit interne, forgé et modifié par la relation à l’autre dans la mesure où la conscience est nécessairement portée vers l’extérieur. Le court chef-d’œuvre de phénoménologie intitulé La Transcendance de l’Ego nous a enseigné que la conscience de soi était une gageure parce qu’elle voulait faire de l’homme, en permanence construit par des expériences, un être fini, qui ressemblerait à un objet. Bref 2 a voulu le contredire, il a appris et invité une génération hypnotisée par le divertissement, le confort et la stagnation à faire son auto-critique. Bref 2 fait croire qu’on pourrait saisir l’essence de son être et sortir de sa torpeur par des sursauts de conscience offerts par le destin pour s’améliorer.


Bref 2 commence à la fin d’un cycle dans la vie du personnage principal. Rupture amoureuse après une relation passionnée avec une demoiselle à la psychologie instable (Doria Tillier), démission de son emploi, humiliations répétées par son grand frère (Keyvan Khojandi) à qui tout réussit, maladie grave puis mort de son père (Éric Reynaud-Fourton), découvert bancaire de plusieurs milliers d’euros, corps dégradé par des années d’abus et d’un régime alimentaire d’enfant de huit ans. Il est également puni par le destin lorsque l’un de ses amours de jeunesse (Sarah Béretil) devient une célébrité (grâce, entre autres, à la réalisation d’un film sur lui). Une succession d’électrochocs invite notre personnage à examiner, à l’aide d’une multitude de protagonistes, mais surtout lors de rendez-vous pris avec lui-même et avec les formes passées de lui-même, les choix et les schémas de décisions présentes et passées. Quels ont-ils été ?


De sa relation avec son père, le narrateur retient qu’il a refusé de se frotter à l’adversité et aux rites de passage masculins ; de sa relation avec son frère, qu’il a négligé l’importance de la compétition entre hommes pour progresser ; de ses expériences professionnelles multipliées, qu’il n’a jamais développé assez de compétences ni cherché activement un domaine qui lui plaisait ou dans lequel il avait du talent ; de ses relations avec les femmes, que son apathie et son aboulie le forçaient à saborder les autres pour les maintenir dans un état psychologique infantile qui était le sien. Il n’a jamais su faire face à l’adversité parce qu’une forme de superstition l’a empêché d’agir, le plaçant dans une hésitation permanente. Se sentant damné par une atmosphère d’infantilisation, de stagnation, il n’a jamais construit de points de repères forts, d’éléments d’ancrage dans le réel lui permettant de s’affirmer consciemment. Il mentionne à un moment La loi de l’attraction, livre fondamental pour sa génération, reléguant la causalité à un stade secondaire derrière des notions empruntées à la spiritualité ou à la psychanalyse. Le narrateur était de ceux qui n’ont pas cru en l’importance des décisions, aussi petites et anodines soient-elles, qui forgent une vie et un caractère. Bref 2 est d’abord un parti pris pour un triomphe de la causalité et du discernement sur l’attentisme et de la superstition.


Bref 2 a établi un bilan très juste des relations hommes-femmes à l’ère des applications de rencontre et de la récession sexuelle. Si la série ne montre pas que la génération de l’auteur n’a pas connu la frénésie sexuelle de ses aînés, que les applications de rencontre ont fait des garçons inadaptés des mâles privés de tendresse à l’instar des mâles beta du règne animal privés d’accès à la reproduction, elle décrit avec beaucoup de justesse certains aspects des processus nuptiaux contemporains. D’abord, elle montre la perméabilité des formes de relations entre elles, puisqu’on passe de l’amour à la haine, de l’amour à l’amitié, de l’enthousiasme au néant, de la colocation à l’amour en passant par l’amitié, mais surtout elle insiste sur le manque de fluidité des rencontres ; cette génération s’est habituée à la mécanisation des liens générée par les plateformes de mises en relation. Des métaphores très subtiles illustrent ces relations : la dysfonction d’un véhicule, un accident de conduite lors d’un trajet en voiture, ou encore un détecteur à compatibilité utilisé pendant les rendez-vous galants. Il y a eu une forte hybridation entre le comportement professionnel et le comportement sexuel ou amoureux : on cherche à montrer des signes d’appartenance à un univers commun, rassurant, qui n’a de fonctionnel que l’apparence, tant l’hypocrisie y entretient une place centrale. Les rendez-vous sont devenus des entretiens d’embauche et les liens humains gérés selon un mode d’emploi rôdé par l’expérience et reproduit ad nauseam, laissant place à un vide spirituel et une vaine quête d’authenticité. D’autre part, la série aborde un thème relativement ignoré mais omniprésent dans les grandes villes d’Occident, le décalage de maturité, de beauté à l’avantage des femmes dans les couples qu’on peut observer. Un spectateur d’une autre génération se demandera comment un adulescent de quarante ans, proche d’être chauve et obèse, vêtu comme un enfant, se nourrissant de fast food et de boîtes de conserves, souvent alcoolisé, à la vie professionnelle en dents de scie, passionné par les mangas et les jeux vidéo a pu générer le désir chez des femmes jolies et matures. L’explication de ce phénomène est double, elle tient d’abord de l’hypogamie des femmes occidentales que le féminisme a érigées en tant que mères symboliques des jeunes garçons perdus, dénués de volonté, apathiques lorsqu’ils ne sont pas autodestructeurs, et tient d’autre part d’une cause glaçante, en dehors de la fenêtre d’Overton, qui ne sera pas explicitée ici. Bref 2 peut se lire et a été vécue comme une éducation à la vie en commun, en société et en groupe, un guide de survie dans les nouvelles instances de socialisation pour une génération précipitée dans une hybridation qu’elle n’a pas su apprivoiser émotionnellement.


Bref 2 porte un discours sur la masculinité en décalage net avec les tendances maintenant généralisées outre-Atlantique, et largement adoptées par les plus jeunes en Europe. Cette série marque un certain décrochage de générations et un décalage culturel entre la France et les États-Unis. Les Français de la génération de Kyan Khojandi sont visiblement très en retard vis-à-vis de ce qui émerge en Amérique. Comme toujours, ils risquent de s’adapter avec cinq ou dix ans de retard.


D’abord, le personnage principal donne l’impression d’avoir été damné par la fatalité de la génétique. Il se rend compte que son attribut masculin n’est pas aussi flatteur que celui de son père ou de son frère, qu’il est le seul de sa famille à avoir perdu ses cheveux (son père arborant une crinière mâle et une voix rauque et suave jusqu’à sa mort). Il est aussi mentionné que son frère lui avait déjà ravi une de ses petites amies. Il se représente lui-même, symboliquement, avec une robe et des poils. Ses petites amies le maternent, elles sont souvent agressives, hargneuses, hurleuses pendant qu’il est mutique, amorphe et ankylosé. Il a échoué à réussir les rares rituels masculins qui s’étaient présentés à lui dans sa jeunesse : s’il a subi sa vie, c’est en partie parce qu’il a été attentiste, mais aussi et surtout parce que la déesse nommée génétique lui aurait confié ce rôle éloigné de la masculinité orthodoxe. Ainsi, tout au long de la série, il va devoir s’accommoder de sa nature, en prendre parti, l’apprivoiser. Dans ses parades nuptiales, il mettra en avant ses fêlures, son inadaptation, ses failles, quémandant presque de la tendresse et de l’attention à l’une pendant qu’il demande des conseils à l’autre. Il se structure ainsi et apprend à domestiquer sa nouvelle nature pendant qu’il octroie à son meilleur ami le rôle de contre-modèle : celui qu’on a appelé en Occident le dépositaire de la « masculinité toxique ». Possessif, égotique, colérique, alcoolique, menteur, jaloux, manipulateur, agressif, lâche et plein de ressentiment, le personnage de Ben (Mikaël Alhawi) est l’homme qui veut contrôler les femmes alors qu’il ne se contrôle même pas lui-même. À la fin de la série, l’ancienne petite amie de Ben (Laura Felpin) et colocataire du personnage principal devient sa petite amie et tombe enceinte. C’est une férue de littérature féministe — la série fait figurer une influenceuse féministe—, tatouée, extrêmement agressive mais périodiquement adoucie qui le materne comme son enfant. Dans le parcours initiatique qui le fait s’extirper de ses torpeurs, le personnage principal prend à contre-pied son oncle (Éric Laugérias), homme peu subtil d’un autre âge exhibant des privilèges que son statut ne lui donne pas, son meilleur ami, et sa propre identité passée : il va donc apprendre à communiquer.


Bref 2 documente également le naufrage cognitif d’une génération bouleversée. Dans l’essentiel des épisodes sont représentés de longs moments d’hébétude qu’un adulte normalement constitué trouverait pénibles. Le personnage insiste sur ces tocs qui font de lui un inadapté social et professionnel : ses collègues paraissent également abîmés, incapables d’avoir une conversation claire, de formuler leurs intentions et leurs envies avec cohérence. De plus, la série a emprunté à Gaspar Noé les moments de transe et les délires psychédéliques de ses personnages sous drogues. Dans Bref 2, ces moments ont lieu à jeun. Le protagoniste connait ces délires de régression où il s’identifie à des personnages de jeu vidéo, s’imagine aspergé d’excréments, ou se déconnecte pleinement de sa vie physique pour embrasser une multitude d’identités dans un recul mental sidérant rappelant l’état cognitif d’un nourrisson incapable de se manifester autrement que par des hurlements ou des pleurs. Le principe même de la série participe de cette dégradation cognitive : chacun se rassure de son état mental, de sa capacité à avoir pleine conscience de ses micro-actions et micro-décisions. On donne une importance à la banalité de ce qu’on vit en accélérant leur vitesse, selon le mode de fonctionnement d’une génération écoutant des messages vocaux ou des podcasts à vitesse dédoublée, qui s’agace d’une publicité avec des vociférations étonnantes. Bref 2 est le produit culturel sur-mesure pour une cohorte qui a octroyé un mandat à divers fétiches pour lui griller le cerveau. Il n’est pas étonnant que quantité de manuels soient écrits tous les jours pour « apprendre à communiquer ». Bref 2 ne déroge pas à cette tendance : c’est un produit culturel éthologique qui a pour but d’élever au rang d’adultes fonctionnels des adulescents abîmés sur le plan strictement neurologique et langagier. Harvard Business Review et Kyan Khojandi : même combat.


Bref 2 porte des sous-entendus idéologiques en retard avec l’époque et un message de développement personnel en phase avec l’époque. On nous fait comprendre que le gagnant des temps modernes, son frère, est un homosexuel marié et bon-chic-bon-genre dénué de passions en dehors de consommations matérielles tout droit issues de GQ, « fasciné par Excel ». Le personnage principal, le perdant est un adulescent sans compétence aucune et pour seul centre d’intérêt culturel les mangas. On est ainsi bloqués dans les années 2010 : la décennie du covid a fait du manga et de l’anime un phénomène central, majeur, incroyablement lucratif, en tête d’affiche sur les plateformes de streaming, pendant que l’économie secrétariale est terriblement menacée par l’essor rapide de ChatGpt, Grok, et autres chatbots. L’ironie est qu’à la fin de la série, son frère l’aide à créer son entreprise dans ce domaine, tout particulièrement porteur, pendant que le sien s’apprête à entrer dans un déclin sans précédent que personne ne comprend vraiment. En vérité, à une ère d’accélération technologique et de régression mentale, où les films de super-héros et les mangas connaissent un engouement fulgurant, où les professeurs de philosophie et autres créateurs de contenu érigent les personnages de fiction en prophètes et leurs histoires en paraboles, le personnage principal de Bref 2 n’a jamais été aussi bien placé pour réussir, malgré ses failles évidentes.


Mais encore, le message de la série le plus retenu par les spectateurs, à raison, est que le personnage principal tire une forte leçon de la vie de son voisin Jean-Jacques (Jean-Paul Rouve), qui, après une rupture « avait besoin de s’asseoir pendant 30 secondes, s’est assis pendant vingt ans ». Il est parfaitement cohérent que ce message soit le plus retenu par les spectateurs : c’est celui qui représente le mieux une époque où les podcasts incitants à la financiarisation et à l’entreprenariat sont les plus visibles. Notre époque où le salariat meurt, nos années folles avaient besoin d’un tel message : on ne peut plus subir sa vie en 2025, on le pouvait en 2012.


Si Bref 2 peut être bien pénible, ses concepteurs ont réussi leur pari : les spectateurs ont été tour à tour nostalgiques, nauséeux mais aussi et surtout mis en branle par une série qui va les préparer à des changements de société qu’ils n’étaient, qu’ils ne sont pas forcément capables de digérer, ni même de remarquer.

Bref 2
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